Texte de Vasily Grossman : L’entrée à Treblinka, septembre 1944.
Vasily Grossman (1905-1964)
Écrivain soviétique, correspondant de guerre pour l’Armée rouge. Il est le premier à faire des reportages sur le camp de Treblinka.
Témoignage de Vasily Grossman
Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement. La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces. Tout est calme. À peine si l'on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie ferrée. Ces pins, ce sable, cette vieille souche, des millions d'yeux les ont regardés des wagons qui s'avançaient lentement vers le quai. On entend crisser doucement la cendre, les scories pulvérisées sur la route noire, bordée soigneusement, à la manière allemande, de pierres peintes en blanc. Nous entrons dans le camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin se fendent dès qu'on les touche, avec un tintement léger; des millions de graines se répandent sur la terre. Le bruit qu'elles font en tombant et celui des cosses qui s'entrouvrent se fondent en une mélodie triste et douce, comme si nous arrivait du fond de la terre - lointain, ample et mélancolique - le glas de petites cloches. La terre ondule sous les pieds, molle et grasse comme si elle avait été arrosée d'huile de lin - la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une mer. Cette étendue déserte qu'entourent des barbelés a englouti plus d'existences humaines que tous les océans et toutes les mers du globe depuis qu'existe le genre humain.
La terre rejette des fragments d'os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas être complice.
Les choses s'échappent du sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises à moitié consumées, culottes, chaussures, porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux, chandeliers, chaussons en d'enfants à pompons rouges, serviettes brodées d’Ukraine, dentelles, ciseaux, dés, corsets, bandages. Plus loin des monceaux d'ustensiles : timbales d'aluminium, tasses, poêles, casseroles, marmites, pots, bidons, cantines, gobelets d'enfant en ébonite... Plus loin encore, une main semble avoir tiré de la terre boursouflée des passeports soviétiques à demi carbonisés, des carnets de route en bulgare, des photographies d'enfants de Varsovie et de Vienne, des lettres puériles, des vers écrits sur la feuille jaune d'un livre d'heures, des cartes de ravitaillement d'Allemagne... Et partout des flacons à parfum, verts, bleus ou roses... Une horrible odeur de décomposition règne en ces lieux, dont rien n'a pu triompher : ni le feu, ni le soleil, ni les pluies, ni la neige, ni les vents. Et toutes ces choses sont devenues la proie d'essaims de moucherons.
Nous continuons d'avancer sur cette terre où le pas s'enfonce; tout à coup, nous nous arrêtons. Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d'autres, d'autres encore. Le contenu d'un sac, d'un seul sac de cheveux, a dû se répandre là... C'était donc vrai ! L'espoir, un espoir insensé, s'effondre : ce n'était pas un rêve ! Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d'un nombre infini de petites cloches. Il semble que le cœur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop forte.
Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement. La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces. Tout est calme. À peine si l'on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie ferrée. Ces pins, ce sable, cette vieille souche, des millions d'yeux les ont regardés des wagons qui s'avançaient lentement vers le quai. On entend crisser doucement la cendre, les scories pulvérisées sur la route noire, bordée soigneusement, à la manière allemande, de pierres peintes en blanc. Nous entrons dans le camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin se fendent dès qu'on les touche, avec un tintement léger; des millions de graines se répandent sur la terre. Le bruit qu'elles font en tombant et celui des cosses qui s'entrouvrent se fondent en une mélodie triste et douce, comme si nous arrivait du fond de la terre - lointain, ample et mélancolique - le glas de petites cloches. La terre ondule sous les pieds, molle et grasse comme si elle avait été arrosée d'huile de lin - la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une mer. Cette étendue déserte qu'entourent des barbelés a englouti plus d'existences humaines que tous les océans et toutes les mers du globe depuis qu'existe le genre humain.
La terre rejette des fragments d'os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas être complice.
Les choses s'échappent du sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises à moitié consumées, culottes, chaussures, porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux, chandeliers, chaussons en d'enfants à pompons rouges, serviettes brodées d’Ukraine, dentelles, ciseaux, dés, corsets, bandages. Plus loin des monceaux d'ustensiles : timbales d'aluminium, tasses, poêles, casseroles, marmites, pots, bidons, cantines, gobelets d'enfant en ébonite... Plus loin encore, une main semble avoir tiré de la terre boursouflée des passeports soviétiques à demi carbonisés, des carnets de route en bulgare, des photographies d'enfants de Varsovie et de Vienne, des lettres puériles, des vers écrits sur la feuille jaune d'un livre d'heures, des cartes de ravitaillement d'Allemagne... Et partout des flacons à parfum, verts, bleus ou roses... Une horrible odeur de décomposition règne en ces lieux, dont rien n'a pu triompher : ni le feu, ni le soleil, ni les pluies, ni la neige, ni les vents. Et toutes ces choses sont devenues la proie d'essaims de moucherons.
Nous continuons d'avancer sur cette terre où le pas s'enfonce; tout à coup, nous nous arrêtons. Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d'autres, d'autres encore. Le contenu d'un sac, d'un seul sac de cheveux, a dû se répandre là... C'était donc vrai ! L'espoir, un espoir insensé, s'effondre : ce n'était pas un rêve ! Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d'un nombre infini de petites cloches. Il semble que le cœur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop forte.