Le récit des premiers jours de la libération du camp de Buna-Monowitz (Auschwitz) par Primo Levi,
La Trêve, Grasset, Paris, 2010.
Les extraits sont tirés des pages 14 et 19-20.
Témoignage de Primo Levi
La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi, le 27 janvier 1945. Charles et moi la découvrîmes avant les autres ; Nous transportions à la fosse commune le corps de Somogyi, le premier mort de notre chambrée. Nous reversâmes la civière sur la neige souillée car la fosse commune était pleine et on de donnait pas d’autre sépulture : Charles enleva son bonnet pour saluer les vivants et les morts.
C’était quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette aux côtés, le long de la route qui bornait le camp. Lorsqu’ils arrivèrent près des barbelés, ils s’arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides et en jetant des regards lourds d’un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les baraquements disloqués et sur nous, rares survivants.
Ils nous semblaient étonnamment charnels et concrets, suspendus (la route était plus haute que le camp) sur leurs énormes chevaux, entre le gris de la neige et le gris du ciel, immobiles sous les rafales d’un vent humide, annonciateur de dégel.
Ils nous paraissait, à juste titre, que le néant plein de mort dans lequel nous tournoyions depuis dix jours comme des astres étaient avait trouvé un point fixe, un noyau de condensation : quatre hommes armés, mais pas contre nous, quatre messagers de paix aux visages rudes et puérils sous leurs pesants casques de fourrure.
Ils ne nous saluaient pas, ils ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s’ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leur regard à ce spectacle funèbre.
(…)
Le lendemain nous apporta les premiers signes de liberté. Un vingtaine de civils polonais, hommes et femmes (visiblement convoqués par les Russes) arrivèrent et s’affairèrent sans grand enthousiasme pour nettoyer et mettre en ordre les baraquements et déblayer les cadavres. Vers midi arriva un enfant effrayé qui trainait une vache par le licou ; il nous fit comprendre quelle était pour nous, que c’était les Russes qui nous l’envoyaient puis il abandonna la bête et disparut comme un éclair. Dieu seul sait comment la pauvre bête fut abattue en quelques minutes, éventrée, dépecée et comment ses dépouilles furent dispersées dans tous les recoins du camp où se cachaient des survivants.
À partir du lendemain, nous vîmes circuler dans le camp d’autres jeunes polonaises, pâles de pitié et de dégout : elles lavaient les malades et soignaient tant bien que mal leurs plaies. Elles allumèrent au milieu du camp un feu énorme qu’elles alimentaient avec les débris des baraquements et firent chauffer dessus la soupe dans des récipients de fortune. Enfin le troisième jour, un chariot à quatre roues fit son entrée dans le camp, joyeusement conduit par Yankel, un détenu, c’était un jeune juif russe, peut-être le seul Russe survivant et comme tel, il avait tout naturellement revêtu les fonctions d’interprète et d’officier de liaison avec les commandos soviétiques. Au milieu des claquements sonores de son fouet, il annonça qu’il était chargé de conduire au camp central d’Auschwitz, désormais transformé en un gigantesque lazaret, tous les vivants, par petits groupes de trente ou quarante par jour, à commencer par les plus malades.
Pendant ce temps, le dégel était arrivé, le dégel que nous craignions depuis si longtemps, et au fur et à mesure que la neige fondait, le camp devenait un affreux marécage. Les cadavres et les immondices rendaient irrespirable l’air brumeux et mou. Et la mort n’avait pas cessé pour autant de faucher : les malades mourraient par dizaines sur leurs paillasses froides ; par endroits, dans les chemins boueux, tombaient comme foudroyés les survivants les plus voraces qui, obéissant aveuglement à notre longue faim, s’étaient bourrés des rations de viande que les Russes encore occupés sur le front tout proche, faisaient irrégulièrement parvenir au camp : tantôt en faibles, tantôt en folles quantité ».
C’était quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette aux côtés, le long de la route qui bornait le camp. Lorsqu’ils arrivèrent près des barbelés, ils s’arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides et en jetant des regards lourds d’un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les baraquements disloqués et sur nous, rares survivants. Ils nous semblaient étonnamment charnels et concrets, suspendus (la route était plus haute que le camp) sur leurs énormes chevaux, entre le gris de la neige et le gris du ciel, immobiles sous les rafales d’un vent humide, annonciateur de dégel.
Ils nous paraissait, à juste titre, que le néant plein de mort dans lequel nous tournoyions depuis dix jours comme des astres étaient avait trouvé un point fixe, un noyau de condensation : quatre hommes armés, mais pas contre nous, quatre messagers de paix aux visages rudes et puérils sous leurs pesants casques de fourrure.
Ils ne nous saluaient pas, ils ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s’ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leur regard à ce spectacle funèbre.
(…)
Le lendemain nous apporta les premiers signes de liberté. Un vingtaine de civils polonais, hommes et femmes (visiblement convoqués par les Russes) arrivèrent et s’affairèrent sans grand enthousiasme pour nettoyer et mettre en ordre les baraquements et déblayer les cadavres. Vers midi arriva un enfant effrayé qui trainait une vache par le licou ; il nous fit comprendre quelle était pour nous, que c’était les Russes qui nous l’envoyaient puis il abandonna la bête et disparut comme un éclair. Dieu seul sait comment la pauvre bête fut abattue en quelques minutes, éventrée, dépecée et comment ses dépouilles furent dispersées dans tous les recoins du camp où se cachaient des survivants.
À partir du lendemain, nous vîmes circuler dans le camp d’autres jeunes polonaises, pâles de pitié et de dégout : elles lavaient les malades et soignaient tant bien que mal leurs plaies. Elles allumèrent au milieu du camp un feu énorme qu’elles alimentaient avec les débris des baraquements et firent chauffer dessus la soupe dans des récipients de fortune. Enfin le troisième jour, un chariot à quatre roues fit son entrée dans le camp, joyeusement conduit par Yankel, un détenu, c’était un jeune juif russe, peut-être le seul Russe survivant et comme tel, il avait tout naturellement revêtu les fonctions d’interprète et d’officier de liaison avec les commandos soviétiques. Au milieu des claquements sonores de son fouet, il annonça qu’il était chargé de conduire au camp central d’Auschwitz, désormais transformé en un gigantesque lazaret, tous les vivants, par petits groupes de trente ou quarante par jour, à commencer par les plus malades.
Pendant ce temps, le dégel était arrivé, le dégel que nous craignions depuis si longtemps, et au fur et à mesure que la neige fondait, le camp devenait un affreux marécage. Les cadavres et les immondices rendaient irrespirable l’air brumeux et mou. Et la mort n’avait pas cessé pour autant de faucher : les malades mourraient par dizaines sur leurs paillasses froides ; par endroits, dans les chemins boueux, tombaient comme foudroyés les survivants les plus voraces qui, obéissant aveuglement à notre longue faim, s’étaient bourrés des rations de viande que les Russes encore occupés sur le front tout proche, faisaient irrégulièrement parvenir au camp : tantôt en faibles, tantôt en folles quantité ».