Le Monde approuve la «pédagogie de l’horreur».

L’Enfer de Buchenwald et d’Auschwitz Birkenau par Rémy Roure, journaliste déporté du Monde.

Rémy Roure (1885-1966)
Journaliste au Temps, engagé dans le Résistance pendant la Seconde guerre mondiale dans le réseau Combat. Arrêté par la Gestapo, il est interné à Fresnes puis dans le camp de Compiègne. Le 27 avril 1944, il quitte le camp pour être déporté à Auschwitz d'abord puis à Buchenwald où il reste jusqu’à la libération. Sa femme ainsi que son fils sont morts à Ravensbrück. Après la guerre il est éditorialiste au Monde et chroniqueur au Figaro.

Biographie sur le site de l’Ordre de la libération :
http://www.ordredelaliberation.fr/fr_compagnon/872.html

LÀ LEÇON DE WEIMAR, André Pierre, 23 avril

(…) La méthode directe de Patton est la seule vraie, la seule efficace. Et il faut la généraliser. Il faut, dans la mesure du possible, organiser des visites collectives des camps de concentration et des charniers par des Allemands de toutes classes et de toutes conditions. Mais ne pourrait-on faire encore davantage ? Dans toutes les villes allemandes libérées par les Alliés, il faudrait publier dans les journaux et les revues autorisés à paraître des photographies prises dans les camps au moment même de leur libération, avec des comptes rendus objectifs rédigés par des observateurs neutres, suisses ou suédois. Qu'on se rappelle la campagne de propagande organisée par Gœbbels à propos du prétendu " charnier de Katyn ", et la publication dans la presse de tous les pays de l'Axe des rapports rédigés par une commission de médecins à la renommée internationale. Pour confondre les nazis, n'est-il pas juste de retourner contre eux leurs propres méthodes ?
Dans les villes et les villages, à l'entrée des mairies et des bâtiments publics, dans les magasins et dans les usines, des placards illustrés devraient mettre pendant des mois sous les yeux des Allemands les images obsédantes des crimes commis dans toute l'Europe par les misérables qui se réclamaient de Hitler et voulaient faire triompher sa doctrine par le fer et par le feu. Ne pourrait-on pas aussi se servir de la radio et du cinéma ? Par les ondes et sur l'écran, les Allemands et les Allemandes seraient contraints de voir et d'entendre ce qu'on avait voulu leur cacher.
Et ainsi, tout le long des jours et dans les lieux les plus divers, qu'ils aillent au travail ou au plaisir, partout surgiraient devant eux les fantômes inapaisés des morts et des suppliciés. Cet implacable remember leur ferait peut-être comprendre la nécessité de l'expiation.

RÉMY ROURE. (Pierre Fervacque.) , Le Monde, 21 avril 1945

RÉMY ROURE. (Pierre Fervacque.) , Le Monde, 21 avril 1945

Il est toujours déplaisant de parler de soi. Au surplus, quand on sort libre d'un camp de concentration en Allemagne, le trésor dont on aurait le plus besoin est celui du silence. Hélas ! il est difficile d'en bénéficier quand on est journaliste, même si l'on fut pendant plus d'un an terrassier douze heures par jour, ou bûcheron ou travailleur d'usine.
Ce silence, il faut le rompre cependant pour dire aux familles de nos camarades libérés de Buchenwald de ne pas s'affoler, même si elles ne reçoivent pas, par les quelques heureux qui sont rentrés, des nouvelles précises, Sur les cinquante et quelque mille internés du camp, les S. S. ont réussi à évacuer vers l'est 25.000 détenus. Leur délivrance, nous l'espérons bien, sera seulement retardée.
Toutefois, il faut aussi dire au gouvernement : - Hâtez-vous de faire rapatrier tout le camp de Buchenwald ! Il y a des malades en danger de mort il y a des " déficients ", ceux-là extrêmement nombreux. Malgré tout ce que l'on peut faire, et nos amis américains font beaucoup, chaque journée perdue représente des vies humaines perdues, chaque journée gagnée des vies humaines gagnées.
Je note dès maintenant que les médicaments qui n'existaient plus, ou que l'on n'accordait plus aux " Hæftlings ", sont arrivés en foule, que les malades ont été transférés dans l'ancien " Revier " (hôpital) des S. S., confiés aux soins de médecins expérimentés. Les autres restent pour le moment dans leurs anciens blocks. L'eau, qui manquait à la suite de l'ouverture des vannes des réservoirs par les S. S. au moment de leur fuite, a été enfin rétablie. Mais on imagine aisément l'impatience de nos camarades de sortir de l'enfer, même si dans cet enfer les flammes ne s'élèvent plus.
Les flammes de l'enfer ! C'est à la lettre qu'il convient de prendre cette expression. L'un de mes camarades, après avoir passé comme nombre d'entre nous par les camps d'Auschwitz-Birkenau, bien pires que Buchenwald, me disait en souriant : " En somme, un camp de concentration en Allemagne est un endroit où l'on entre par la porte et d'où l'on sort par la cheminée. " C'était le mot de la situation. À Auschwitz-Birkenau, il y avait sept fours crématoires flanqués chacun de sa chambre à gaz. À Buchenwald il n'y en avait qu'un seul, mais qui dominait de sa masse trapue et de sa cheminée carrée de briques noircies l'immense place d'appel et tout le haut lieu du camp.
Les S.S. avaient songé à tout, et même à la consolation des exécutés. Sur le mur funèbre où étaient fixés les crochets auxquels le Kapo et le Vorarbeiter suspendaient les malheureux condamnés, un artiste germanique avait peint, en lettres gothiques comme il se doit, cet invraisemblable quatrain :
Nicht ekle Würmer soll mein Leib ernähren.
Die reine Flamme die soll ihn verzehren.
Ich liebte stets die Wärme und das Licht.
Darum verbrennet und begrabt mich nicht.

" Le ver dégoûtant ne se nourrira pas de mon corps.
" C'est la flamme pure qui le consumera.
" J'ai toujours aimé la chaleur et la lumière.
" C'est pourquoi l'on me brûle et l'on ne m'enterre pas. "

Voilà bien de l'authentique Gemütlichkeit germanique !
Le krematorium, à deux pas de l'arbre de Goethe, était la raison suprême et la fin dernière de Buchenwald et d'autres lieux. Des saints et des martyrs se sont par lui envolés vers le ciel en fumées sombres.
Je ne parlerai plus des autres horreurs des camps de concentration. Les Américains, sceptiques auparavant, en ont été littéralement suffoqués. Et j'ai vu la population de Weimar défiler, encadrée par les M. P., devant ces blocks immondes, devant le block 46 - celui des hommes-cobayes. - et terminer cette visite salubre par celle du krematorium. Des femmes et des hommes, surtout du peuple, sanglotaient à la sortie. D'autres baissaient la tête, l'air sombre. Je voudrais seulement, pour fuir, évoquer la sainte mémoire du vénérable recteur de Pont-Aven, l'abbé Tanguy, qui, à Auschwitz - Birkenau comme à Buchenwald, fut pour nous tous un magnifique modèle de patience, de fermeté d'âme, d'amour humain. Il était devenu l'incarnation véritable de la France meurtrie. Nu comme nous tous pendant des heures et des heures, il subit toutes les humiliations et toutes les souffrances, y compris l'immonde tatouage de son numéro de bagnard sur le bras gauche. Il cédait sa place à ses camarades qui ne pouvaient s'allonger pour dormir, et s'en allait lui-même près de la porte, dans le froid glacial. Le recteur de Pont-Aven est mort d'une pneumonie ainsi contractée, dès son arrivée de Birkenau à Buchenwald, il y a un an déjà. Il faudra écrire un jour la vie et le martyre de ce saint dont l'Église de France peut vraiment être fière.
Et maintenant, je ne le dirai jamais assez, il faut songer surtout au retour de nos camarades restés à Buchenwald. Le général Patton, au cours de sa visite du camp, a affirmé qu'en quinze jours ou trois semaines ce serait chose faite.